Préambule.

Traditionnellement, on considère que l’enfant doit se plier aux règles, et que le fait qu’elles soient émises par l’adulte les rend absolues : elles ne doivent être ni contestées, ni contournées, et dans le cas où l’enfant en ressent un grande frustration ou une colère intense, leur expression n’est pas, ou peu tolérée. C’est pourtant quelque chose que l’on s’autorise, nous adultes, face à une règle ou une contrainte qui ne nous convient pas au moment où on doit l’appliquer ou au moment où elle est énoncée : on proteste, on jure, on râle, on s’énerve, on se permet même de dire des gros mots parfois, et surtout on peut mettre un bon petit moment avant de redescendre de l’émotion vécue. Le temps qu’on assimile, éventuellement qu’on comprenne, puis qu’on accepte que oui, c’est comme ça, dans le cas présent on ne va pas avoir d’autre choix que de respecter la règle ou la contrainte présentée. Face à cela, les autres adultes qui nous entourent vont généralement adopter une attitude d’accompagnement, expliquant pourquoi la situation est ainsi. On excusera les mots plus hauts que les autres car prononcés sous le coup de la colère, ou on comprendra aisément que quelqu’un soit énervé un petit moment.

Pourtant lorsqu’un enfant jure, râle, s’énerve, proteste, dit des gros mots ou met du temps à redescendre face à un interdit, il n’a pas forcément droit à ce traitement et bien souvent, les manifestations de son désaccord entraînent une double peine, qui s’ajoute au stress intérieur déjà ressenti : réprimande, interdiction d’expression émotionnelle, éventuellement punition si les mots deviennent trop « gros ». Adultes et enfants ne sont pas égaux, encore une fois, face au traitement de la contrariété : les adultes se donnent le droit de la vivre pleinement, les enfants sont priés de ne pas la montrer sous peine d’être jugés – malpoli, mal élevé, colérique, capricieux…- ou punis, notamment par l’exclusion, l’isolement ou le rejet. Dur dur, donc, d’être un enfant quand on n’est pas d’accord.

Dimanche matin, dans mon salon

Mes deux enfants se battent assez violemment pour un cheval sauteur, que mon fils utilisait pour traverser la pièce dans tous les sens depuis un petit moment. Ma fille voulant jouer avec, elle s’est dit que demander serait une bonne idée. Devant le refus catégorique de son frère de lui prêter l’objet du désir, elle a finalement décidé de le catapulter par terre pour s’approprier la bête. Avant cela, elle était venue me trouver pour me demander d’imposer à Marin de lui donner le jeu. J’avais refusé, lui disant que je leur faisais confiance pour trouver une solution ensemble et se partager le cheval. Les négociations ayant visiblement été un échec, la scène a tourné au pugilat : Marin a déboulé dans la cuisine en saignant du nez car il avait atterri face la première sur le parquet.

Je déteste vraiment ces moments où ils se tapent dessus. Je sais que ça arrive dans (presque) toutes les fratries mais vraiment, c’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à supporter et je dois faire un énorme effort pour ne pas me fâcher. Je ne sais pas à quoi ça me renvoie au fond de moi, mais en tout cas ces situations me mettent en sur-réaction. Après avoir imposé à ma fille de participer aux soins de son frère et lui avoir demandé de me réexpliquer les règles de la maison sur le partage et les coups, j’ai gardé mon fils un petit moment avec moi et Lou a donc vu l’occasion de prendre, enfin, le fameux cheval. Marin voyant ça, fonce dans le salon, se jette sur sa soeur, la tape et crie « c’est à MOI !!! ». Et là j’ai fait un truc pas super CNV : je me suis fâchée, j’ai pris le cheval, et je suis allée le ranger. Hop, confisqué.

Le rapport avec le titre du billet ?

On y arrive. Quelques minutes plus tard, Lou est arrivée dans la cuisine en pleurant et m’a dit : « Maman, quand tu fais ça mon coeur il me dit que j’aimerais peut-être te tuer ! ». Dans sa voix il y avait de la tristesse, de la frustration, mais il y avait aussi de la surprise, comme si elle se demandait si c’était vraiment elle qui disait ça. Ma première réaction de maman a été une sorte de choc, parce que la phrase est d’une violence certaine. Il y a quelques temps, je pense qu’entendre ça aurait pu générer chez moi une réaction de type dominant : interdire absolument cette parole, gronder mon enfant d’avoir osé la prononcer, et rester sur une relation colère-colère entre l’enfant et l’adulte où il fallait absolument que l’adulte ait le dernier mot. J’aurais pu répondre « Tu ne me parles pas comme ça ! ». Sans que ça m’aide à comprendre ce qu’il se passait et donc, sans aider ma fille à gérer sa tempête.

J’ai pourtant accueilli ces paroles très calmement, grâce à deux outils. Tout d’abord, cette phrase m’a renvoyée directement à une lecture du blog S Comm C où Sandrine expliquait que son fils lui avait dit un jour « je vais te tuer ! ». Sa façon de gérer la violence des mots de son fils m’avait marquée, m’avait éclairée sur les motivations profondes qui pouvaient engendrer de telles paroles, et m’a beaucoup aidée ce dimanche quand j’y ai été moi-même confrontée avec ma fille de 5 ans. Ensuite, mon travail en Communication Non Violente a imprimé durablement, dans mon cerveau, que derrière toute violence verbale ou physique se cache un besoin non satisfait. Chez l’enfant, l’expression de cette insatisfaction est d’autant plus violente ou démesurée qu’il ne dispose pas de tous les outils de self-contrôle ou de gestion émotionnelle dont nous disposons nous, adultes, avec nos décennies d’expériences de vie (et encore, c’est très souvent insuffisant pour nous aussi parce que justement, enfants, on ne nous a pas appris). C’est comme ça que je mesure mes progrès en CNV : face à des mots de cette intensité, ma première réaction n’est plus de vouloir interdire ou réprimer, mais bien d’allumer un signal disant « attention, besoin intense, mise en route du décodeur ».

Et j’ai donc allumé mon décodeur.

Je vous retranscris le dialogue qui a suivi cette phrase. C’est un peu long mais je trouve intéressant de vous détailler le cheminement. Bien évidemment ce ne sont pas les paroles mots pour mots, je n’ai pas encore une mémoire d’éléphant. Mais toutes les étapes y sont.

– Lou, quand j’entends que tu voudrais peut-être me tuer, je me dis que tu dois être vraiment très triste. Est-ce que tu es triste maintenant ?
– Oui ! (ouvre les vannes des pleurs)
– Est-ce que tu es triste parce que tu n’as pas pu prendre le cheval quand tu en avais envie ?
– Non c’est pas ça ! (ton mi-cri, mi-pleurs)
– Ah, alors est-ce que c’est parce que j’ai pris le cheval ?
– Oui et en plus tu l’as rangé tout en haut alors je pourrai plus jouer avec !
– Tu es frustrée parce que tu voulais vraiment ce cheval, Marin ne voulait pas te le donner, et ensuite moi je l’ai rangé en hauteur donc tu ne peux vraiment plus l’attraper et c’est très dur pour toi.
– Oui et en plus j’ai fait mal à Marin ! (remise en route des pleurs)
– Est-ce que tu te sens coupable de lui avoir fait mal ?
– Oui ! Je voulais pas qu’il ait du sang (pleure, pleure et pleure encore)
– C’est le choc sur le parquet qui l’a fait saigner. Effectivement il n’a pas réussi à se rattraper avant de tomber. Est-ce que tu as eu peur quand tu as vu le sang ?
– Oui.
– On va appeler Marin pour regarder comment ça va. (Marin arrive, il triture son petit coton dans la narine en disant d’une voix nasillarde : « bonjour je m’appelle Olaf et j’aime les gros câlins ». Ca a l’air d’aller pas trop mal^^. On enlève le petit coton : saignement arrêté.)
– Regarde, c’est OK, ça ne saigne plus.
– …..
– Est-ce qu’il y a encore quelque chose que tu voudrais me dire sur ce cheval ?
– Est-ce que tu vas nous le redonner ? (regard froncé et moue boudeuse, je soupçonne encore un brin de frustration ou de colère)
– Tu as peur qu’il reste tout le temps en haut du placard ?
– Oui.
– Je vais le descendre, mais avant j’ai besoin qu’on parle des règles. Tu as le droit d’être triste et frustrée, mais tu ne peux pas me le dire de cette façon, en me disant que tu voudrais me tuer. C’est trop difficile pour moi d’entendre ça. La prochaine fois, j’aimerais que tu essayes de choisir des mots qui ne sont pas des mots-cailloux*. Tu peux me dire que tu es tellement énervée quand tu ne peux pas faire ce que tu veux, ou que c’est trop douloureux d’être triste, par exemple.
– Ou que mon coeur il a trop envie de pleurer et de crier ?
– Oui par exemple, tu peux me dire ce que ça te fait dans ton corps quand tu n’es pas d’accord avec ce qu’il se passe. Est-ce que tu peux me rappeler les règles de la maison pour les jeux qui ne sont pas en double ?
– Je sais pas…
– Alors est-ce que tu te souviens des règles de l’école quand tu veux un jeu déjà utilisé par un copain ?
– A l’école il y a plusieurs places pour tous les jeux donc c’est pas comme la maison, le cheval il n’y a qu’une place.
– Ah, alors dans le cas où tu veux un jeu mais que toutes les places sont prises ?
– Je prends une feuille et je fais un dessin, ou bien je prends un autre jeu et je me mets dans un autre endroit. Et quand le tambourin fait la musique c’est qu’on doit ranger ce qu’on est en train de faire.
– D’accord. Est-ce que vous avez le droit de taper ou pousser pour prendre un jouet déjà pris ?
– Non.
– Je suis rassurée de savoir que c’est une règle qui existe partout ! Est-ce que tu vois d’autres différences avec ce qu’on fait à la maison ?
– Y a pas de tambourin pour ranger.
– Effectivement, d’ailleurs on pourrait trouver un petit truc si ça t’aide à savoir quand on doit ranger ce qu’on est train de faire. Je n’ai pas de tambourin mais peut-être que tu as une idée ?
– Oui tu pourrais siffler une chanson ! La chanson de Rosalie !
– Bon d’accord, maintenant je sifflerai la chanson de Rosalie et ce sera l’heure de ranger les jouets. Et quand tu veux quelque chose que ton frère a déjà, est-ce qu’il y a une différence entre la maison et l’école ?
– Non pas trop. Je peux aussi faire un dessin, ou prendre un autre jouet. Ou sinon tu pourrais aussi dire avec la chanson de Rosalie que maintenant c’est mon tour !
– Ah, faire un signal pour savoir quand on doit prêter ? Oui pourquoi pas, mais pas le même que celui du rangement sinon on ne saura pas toujours ce que ça veut dire. Il faudra qu’on explique à Marin aussi.
– Je vais le faire !
– Ben on n’a pas choisi le signal encore !
– Le truc qui sonne dans la cuisine (mon minuteur)
– Ok, on va essayer avec ça
– Marin viens je t’explique la règle de prêter les jeux !
– Est-ce qu’il y a autre chose que tu voudrais me dire sur le cheval ou sur la tristesse ?
– Non c’est bon.
– Aucune autre chose qui te met en colère, ou qui te frustre ?
– Non c’est bon.
– Ok !

Fin de la discussion. On a mis en application l’astuce du minuteur plusieurs fois dans la journée ensuite, ça a très bien rythmé les périodes de jeu avec les jeux non doublés.

Dans cette situation, j’ai eu l’occasion de dire à ma fille :

  1. Qu’elle avait le droit d’être profondément perturbée.
  2. Que si l’émotion est un droit quelle que soit sa nature, elle ne peut pas s’exprimer n’importe comment pour autant.
  3. Qu’il était nécessaire de réfléchir aux règles de la maison
  4. Qu’elle était légitime dans la mise en place de ces règles, qu’elle pouvait en être actrice et proposer ce qui lui semblait faciliter leur mise en oeuvre. En d’autres mots : qu’elle n’était pas qu’une éxécutante de la règle, et qu’elle avait sa place dans les décisions concernant la vie de groupe. Je lui ai montré qu’elle était importante.

Dans cette situation, ma fille a eu l’occasion :

  1. De pouvoir exprimer complètement ce qui se cachait derrière la violence de ses paroles
  2. De se sentir écoutée dans ce qui faisait que c’était tellement dur pour elle
  3. De réfléchir aux règles, de les mettre en comparaison par rapport à un autre lieu pour trouver ses propres réponses
  4. D’être actrice de la résolution du conflit.

Isabelle Fillozat insiste beaucoup, dans ses livres, sur l’importance de placer l’enfant au centre de la règle. Cette nécessité a été démontrée par les neurosciences : l’enfant intègre beaucoup mieux la règle et l’applique beaucoup plus volontiers quand il a eu l’occasion de mettre en oeuvre sa réflexion, plutôt que quand il doit bêtement « obéir » à une injonction. Par exemple, au lieu d’imposer le matin « mets tes bottes » parce que nous adultes voyons la pluie, opter plutôt pour une formulation du type « oh, quel temps fait-il aujourd’hui ? – (l’enfant) Il pleut ! – Ah oui, alors que met-on comme chaussures ? – Les bottes ! »

Bien évidemment, ce principe est à replacer dans le contexte : les situations de danger ou d’urgence, par exemple, ne permettent pas forcément de passer par cette solution et on peut aussi émettre des injonctions lorsqu’elles s’imposent.

Je suis contente que ma fille ait osé me dire ça.

D’une part, parce que cela m’a permis de constater que la CNV a vraiment fait son chemin ici, et que la mise en route du décodeur devient automatique alors qu’il y a quelques temps encore je devais me rappeler régulièrement de l’activer dans ce genre de situation. A tous les jeunes parents qui lisent ce billet, qui tentent l’éducation non violente ou veulent s’y mettre, ne lâchez rien. C’est dur, et on rame, et on se plante, et on se dit parfois qu’on ne va jamais y arriver à appliquer cette fichue CNV mais en fait si, ça vient, petit à petit. Il faut du temps.

D’autre part, parce que pour moi cela signifie qu’elle a intégré qu’elle peut me dire même les choses les plus sombres qu’elle a en elle. Et que la seule chose qui peut lui arriver, c’est que je lui propose une autre façon de faire en lui disant que toutes les émotions ont le droit d’exister, mais que toutes leurs manifestations ne peuvent pas être tolérées. Et ça pour moi, même si il y a plein de moments où je me dis que je ne suis pas assez à l’écoute, ou pas assez patiente et qu’il y a encore tellement de choses que je peux et dois encore améliorer, c’est vraiment le plus important pour mon coeur de maman.

Belle semaine à tous !

*mots-cailloux : terme lu il y a quelques années, désignant toutes les paroles qui peuvent blesser, humilier ou faire mal. Il est passé dans le langage courant de la maison.

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Accueillir les émotions les plus sombres de nos petits

image de couverture : pixabay